" Théophile Legrand : Fourmies lui doit beaucoup ! "
Théophile LEGRAND est le type même de l’inconnu célèbre. Même si ses surnoms de Père de l’industrie, de Père des pauvres ou de Père de Fourmies ont traversé l’Histoire, ils n’éclairent en rien la personnalité hors du commun de ce capitaine d’industrie.
Louis Théophile LEGRAND est né en fait à Fourmies le 8 mars 1799. Il descend d’une ancienne famille fourmisienne qui déjà au XVIIIème siècle fabriquait le fil à dentelle. Ainsi le cousin de son grand-père, Nicolas LEGRAND, disputa aux Hollandais le monopole de la fabrication du fil de dentelle. Il établit alors à Fourmies en 1774 « une manufacture de fils retords et blanchis à la façon de Hollande ».
Ses années de jeunesse sont douloureuses. En 1806, à l’âge de 7 ans, il perd sa mère. Un an plus tard, il voit disparaître son petit frère d’un an et l’année suivante sa petite sœur de 4 ans. Il se retrouve ainsi seul avec son père. Nul doute que ces événements dramatiques, associés à une éducation religieuse rigoureuse, lui ont apporté sa vie durant, sagesse, humilité et commisération.
Ses années d’adolescence de 1814 à 1818 sont marquées quant à elles par l’occupation de la ville par les troupes russes, avec son cortège d’humiliations et de réquisitions. A cette époque, après avoir fréquenté le Collège d’Avesnes, il suit des études classiques au collège de Cambrai, établissement régi par un cadre religieux très strict qui devait du reste orienter sa vie future. Au sortir, il devient alors le collaborateur de son père, Louis-Joseph LEGRAND qui en 1810 avait fondé à Fourmies un retordage de fils spéciaux adossé à une filature de coton. Le 11 novembre 1819, à l’âge de vingt ans, il épouse au Puy en Velay Hélène Joséphine LABILHERIE dont il aura six enfants. Durant 5 ans, il prend ainsi la tête de la maison de commerce de son beau-père, décédé un an plus tôt.
Six mois après son retour du Puy en Velay, il fonde en avril 1825, la première filature de laine, concrétisant ainsi un projet qu’il nourrissait depuis quelques temps, celui de substituer à l’industrie du coton celle de la laine peignée. Trois mois plus tard, il équipe son usine de pompes à feu, nom savant pour désigner en fait une machine à vapeur.
Les débuts sont difficiles car cette nouvelle industrie est peu connue, seuls deux autres établissements lainiers existent alors en France : l’un au Cateau et le second à Bazancourt près de Reims. Pas de machines, pas de techniciens, pas d’ingénieurs. Tout reste à faire. Seules la ténacité et la persévérance alliées à une bonne dose de génie auront raison des difficultés. Se tenant en permanence au courant des progrès techniques, Théophile LEGRAND améliore sans cesse les procédés industriels.
Ce dernier commence par des essais sur la filature du cardé qui s’avèrent vite infructueux. Il tente ensuite de filer le peigné sur le banc à broches anglais ce qui l’amène malheureusement à un nouvel échec. Il réussit enfin avec le Mull-Jenny qu’il adopte définitivement.
Plus tard, Théophile LEGRAND porte ses efforts sur le peignage mécanique afin de remplacer le peignage à la main, lent et défectueux. Après diverses tentatives, sa préférence se porte sur la peigneuse Heilmann à laquelle il apporte des perfectionnements judicieux. C’est cette machine qui fournit le peigné avec lequel fut réalisé la fameuse levée de trame 240, envoyée à l’Exposition Universelle de Paris de 1855. Perçue comme un véritable tour de force, elle devait du reste lui rapporter une médaille de première classe.
Entre temps, il s’occupe d’améliorer le système de dégraissage pour le rendre moins pénible aux ouvriers travaillant avec de petites bassines. Il fait alors dégraisser à Liessies et à Anor où les eaux sont plus abondantes. Et au lieu de vendre le fil produit, il entreprend de faire tisser lui-même.
En 1858, Théophile LEGRAND équipe de semi-renvideurs puis de renvideurs son usine du Malakoff installée un an plus tôt en contrebas de son château-résidence. Il lui adjoint ensuite un tissage mécanique qui lui permet d’augmenter sa production en améliorant la qualité. Il fait tisser à la main dans le Cambrésis, à Maretz, Poix et Béthencourt, les tissus que ses machines ne suffisent plus à produire. Il a alors sous ses ordres jusqu’à 1700 ouvriers.
En 1863, il cède à ses fils la gestion de ses établissements de Fourmies. Alors que tout l’invite au repos, la nostalgie des affaires le reprend. Son ardeur vaillante reste intacte et il transforme alors le petit tissage à main de Glageon en une magnifique filature, à laquelle il adjoint un tissage mécanique important. Son activité dévorante, il est vrai, était légendaire. On disait de lui dans la région « qu’il n’avait jamais passé une année sans placer des briques ».
En
1848, il est nommé commandant de la Garde Nationale et on le voit
intercéder durant les troubles de l’Affaire des farines. Quoique peu
mêlé à la politique, Théophile LEGRAND est plusieurs fois investi de
fonctions publiques. En 1838, il est élu Conseiller d’Arrondissement,
tâche qu’il assumera durant dix ans. De 1848 à 1852, il est nommé
Conseiller Général du Nord, fonction au cours de laquelle il s’attache à
sortir quelque peu Fourmies de son enclavement, en prenant à bras le
corps les dossiers des chemins vicinaux. Ce mandat électif lui vaut
d’être désigné pour siéger comme juré, à la Haute Cour de Justice de
Bourges dans le procès LEDRU-ROLLIN. Succédant à son père, il est élu
Conseiller Municipal en 1843 jusqu’à sa mort. Bien qu’élu en tête à
chaque élection, il ne briguera jamais la place de maire. Il laissera
cette fonction à ses cousins Pierre Joseph et César Auguste LEGRAND.
Sollicité pour siéger au Palais Bourbon, n’ayant aucun rival à craindre
dans sa circonscription, il décline l’offre et se contente de
répondre : « Je rendrai plus de services ici qu’au Corps législatif ».
Manifestement la politique ne convenait pas à cet homme.
Invinciblement, il se sentait sans cesse ramené comme par un aimant
vers ses machines et ses ouvriers.
Cependant cette vie couronnée de succès ne fut pas exempte de peines. La plus cruelle fut sans nul doute, la mort en 1865 de son dernier fils Paul, dans un accident de voiture à cheval au retour d’un séjour de vacances dans les Pyrénées. Collaborateur précieux et attentif de son père, ce dernier l’avait envoyé en éclaireur en 1851 à l’Exposition Universelle de Londres afin de relever les innovations techniques anglaises. Sa disparition prématurée bouleverse la stratégie industrielle de Théophile LEGRAND.
Une autre de ses grandes peines a été l’incendie de sa filature du Village,
le 17 février 1857 à dix heures du soir alors qu’il venait de rentrer
de son comptoir parisien. De même, l’explosion de sa machine à vapeur à
l’usine du Malakoff, le 23 février 1864, qui brûla quatre personnes et
fit deux morts l’accabla considérablement. Le Ministre de l’Industrie
et du Commerce de l’époque requiert alors contre lui une condamnation
auprès du Procureur d’Avesnes. Théophile LEGRAND est ainsi contraint de
payer 700F d’amende et d’indemniser les victimes. Pour l’homme de
sollicitude qu’il était, on comprend que ces événements furent
particulièrement pénibles.
Toujours
à la pointe du progrès pour maintenir ses usines à l’avant-garde, il
n’est pas non plus en reste dans le domaine social. Aussi en 1858
décide-t-il de créer pour ses ouvriers une société de Secours Mutuel.
Mais son initiative dérange les desseins du régime en place, au point
qu’une lettre du Sous-préfet lui demande de surseoir instamment à son
projet.
Oui, Théophile LEGRAND occupait une place à part, que ce soit parmi ses collègues ou dans le jeu social. Aussi était-il souvent choisi dans les différends qui pouvaient apparaître. Son honnêteté intellectuelle, sa grande expérience, son respect aplanissaient les difficultés sans appel.
Cette personnalité remarquable ne pouvait laisser indifférente les autorités. C’est ainsi qu’il reçut la médaille de Chevalier de la Légion d’Honneur des mains même de l’Empereur Napoléon III, en juillet 1867 à Lille, lors des journées commémoratives du rattachement de la Flandre à la France. Cette récompense salue à la fois l’industriel éclairé et infatigable autant que l’homme généreux qui participe à la mutation de sa ville. Fourmies doit en partie à sa munificence, la création de l’école laïque Mogador, celle de l’école libre de Frères, tout comme celle de l’église, sans oublier la Société de .Charité.
Et c’est bien parce que le monde de l’usine avec ses conditions de travail inhumaines a laissé une impression d’horreur justifiée à nombre de ses contemporains que Théophile Legrand se sent interpelé dans sa conscience de chrétien par la misère de la classe ouvrière et que sa charité chrétienne le pousse à agir pour tenter de l’atténuer quelque peu.
La retraite venue, Théophile LEGRAND ne perd rien de son aménité. Il reçoit ses visiteurs en sa demeure, rue de Là-Haut, chacun venant chercher conseil auprès de lui. Il s’éteint le 31 mai 1877 en laissant pour les pauvres une rente perpétuelle sur l’État.
Sa mort est un deuil public et ses funérailles donnent lieu à une imposante manifestation d’estime et de sympathie. Dans toute la région, ce n’est qu’un concert de louanges pour rappeler les qualités et les vertus du défunt.
Ainsi tel était Théophile LEGRAND.
Et près de cent trente ans plus tard, la vie débordante du fondateur de l’industrie lainière fourmille toujours d’autant d’enseignements et d’espoirs.
Soixante ans du travail opiniâtre d’un homme éclairé, faisant fi des périls, des angoisses, des jours sans repos et des nuits sans sommeil, feront du village qu’il aimait tant, la future capitale mondiale de la laine fine peignée filée. En moins de 50 ans, la cité passe de 1800 à 12000 âmes. Une prouesse époustouflante, aujourd’hui encore difficilement concevable, compte tenu de la situation géographique de Fourmies, petit village niché dans une région verdoyante inconnue, perdue aux confins du Nord, de la Belgique et des Ardennes, sans routes, sans chemins, sans canal ni rivières, bref dépourvue des atouts indispensables à tout développement économique. En fait, Théophile LEGRAND vient nous rappeler simplement que l’enthousiasme est créateur et porteur d’avenir.
Oui, cet homme de biens qui fut le collaborateur attentif des manufacturiers de son temps comme celui des ouvriers, devait avoir quelque chose de rare pour que Le Journal de Fourmies lui accorde le surnom autrefois donné à Louis XII, celui de Père du peuple.
Oui,
en 2010, Fourmies a toujours une dette envers Théophile LEGRAND, sans
aucun doute le Père de notre Cité et le plus illustre de ses enfants. Oui,
cet homme éminent qui avait fait de la droiture et de la générosité,
les forces intangibles de son action industrielle innovante, méritait
bien une Fondation !
Jean-Louis CHAPPAT